Commentaire libre du texte de Frantz Fanon, Peau noire masque blancs, Paris, éditions du seuil, coll. « Esprit », 1952

Pages 184 à 186 : 
« Seront désaliénés Nègres et Blancs qui auront refusé de se laisser enfermer dans la Tour substantialisée du Passé. Pour beaucoup d’autres nègres, la désaliénation naîtra, par ailleurs, du refus de tenir l’actualité pour définitive. Je suis un homme, et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte. En aucune façon je ne dois tirer du passé des peuples de couleur ma vocation originelle. En aucune façon je ne dois m’attacher à faire revivre une civilisation nègre injustement méconnue. Je ne me fais l’homme d’aucun passé. Je ne veux pas chanter le passé aux dépens de mon présent et de mon avenir. […]
Si le Blanc me conteste mon humanité, je lui montrerai, en faisant peser sur sa vie tout mon poids d’homme que je ne suis pas ce « Y a bon banania » qu’il persiste à imaginer. Je me découvre un jour dans le monde et je me reconnais un seul droit : celui d’exiger de l’autre un comportement humain. Un seul devoir, celui de ne pas renier ma liberté au travers de mes choix. Je ne veux pas être la victime de la Ruse d’un monde noir. Ma vie ne doit pas être consacrée à faire le bilan des valeurs nègres. Il n’y a pas de monde blanc, il n’y a pas d’éthique blanche, pas davantage d’intelligence blanche. Il y a de part et d’autre du monde des hommes qui cherchent. Je ne suis pas prisonnier de l’Histoire. Je ne dois pas y chercher le sens de ma destinée. Je dois me rappeler à tout instant que le véritable saut consiste à introduire l’invention dans l’existence. Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement. Je suis solidaire de l’Etre dans la mesure où je le dépasse. […]
Je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé. Je ne suis pas esclave de l’Esclavage qui déshumanisa mes pères. » 

J’ai choisi ce passage de Frantz Fanon issu du livre Peau noir, masques blancs car il me semble tout à fait faire écho à des questionnements sociaux actuels. A l’heure où les médias traditionnels et l’Etat se servent de « l’essentialisme » pour tenir des propos racistes, sexistes et réactionnaires, je réalise que cette notion « d’essentialisme » à également pris place dans les milieux militants dits progressistes.
Si je ne vis pas le racisme ni la même oppression que Frantz Fanon, ses réflexions abordées dans la conclusion de son ouvrage me font écho en tant que féministe. Depuis plusieurs années la notion de la « parole du concerné.e [par une oppression en tant que femme, personne non blanche, trans, LGBTQI+, précaire etc…] » est devenue une règle courante dans ces milieux. Il s’agit à la base de redonner la parole aux opprimé·e·s et de leur permettre de s’exprimer et de lutter au même titre que les groupes dits « oppresseurs ». Si cette démarche dans mes premières années de militantisme m’a d’abord procuré un électrochoc et permis de comprendre les mécanismes de dominations au sein même des cercles progressistes dans lesquels j’ai pu évoluer, cela me pose aujourd’hui question. 
En effet, en tant que femme, je subis le patriarcat même dans les groupes « déconstruits » sur ces questions. Si l’oppression des femmes est de plus en plus médiatisée et ce, pour le plus grand bien, elle me questionne encore une fois par les termes ou slogans récurrents employés tels que « victimes, survivantes, femme violée= femme presque assassinée ». Je ne souhaite pas être essentialisée en tant que victime ou survivante parce que j’ai vécu des agressions ou le sexisme, et cela même dans les milieux progressistes. Il n’existe pas d’endroit « safe » et il n’y a pas de « trigger warning » dans la réalité. Je vis, comme le dit Frantz Fanon dans mon époque, je ne peux pas dans mes combats rappeler sans cesse que je suis, avec mes camarades féministes « les filles des sorcières que vous n’avez pas pu brûler» (slogan et mot d’ordre très répandu dans les milieux militants également). Je ne souhaite pas être essentialisée à ma condition de femme, victime des oppresseurs depuis des siècles, je lutte, je me défends, je suis autre chose que cela. En luttant de différentes façons (actives, pacifistes, en prenant la parole…) nous sortons de cette étiquette de victime que les institutions et la société de manière générale souhaitent nous imposer. Assa Traoré, dans son combat en  demandant « justice» pour l’assassinat de son frère en 2016, est devenue autre chose qu’une « victime ». Elle est à présent une figure médiatique qui combat le racisme d’Etat dont la voix porte, bien au-delà de la France. 

Ce texte de Frantz Fanon m’évoque également un film que j’ai vu l’an passé : cette oeuvre  revient selon moi sur tous les questionnements énoncés précédemment. Il s’agit de Queen and Slim réalisé par Melina Matsoukas en 2019 aux Etats-Unis. Ce long-métrage raconte l’histoire d’un homme et d’une femme afro-américain·e·s, qui après un rendez-vous « tinder » peu concluant décident de rentrer chacun chez soi, pour le reste de la nuit en empruntant la même voiture. A cause d’un souci de clignotant, un policier les arrête et leur parle de manière très agressive, à tel point que quand le personnage principal lui demande de finir son contrôle car il a froid, le policier le met en joue avec son arme de service.
La femme, avocate, avertit le policer qu’elle va sortir son téléphone pour le filmer et qu’elle est en droit de le faire. Le policier lui tire alors une balle dans la jambe, s’ensuit une bagarre dans laquelle le personnage principal tente, par peur, de récupérer le pistolet et donne la mort accidentellement au policier. Le reste du film nous montre la fuite de ce duo au travers de différents Etats d’Amérique. La mise en scène lumineuse du film évolue au fur et à mesure de leur fuite : les couleurs sont plus présentes, plus brillantes. Le comportement des personnages également, ils se libèrent progressivement, s’affirment en changeant d’apparence mais aussi de comportement, préférant ne pas mettre en danger leurs proches et faisant le nécessaire pour leur survie tout en rencontrant une galerie de personnages très différents qui leur viennent en aide. L’acte raciste qu’ils ont subi est un fait sociétal courant et terrible dans différents pays. Si la presse, ainsi qu’une partie de la société américaine les essentialisent en temps qu’afro-américains tueurs de policiers, au cours de leur cheminement,ils se transforment et se dépassent en devenant autre chose l’un pour l’autre : prenant en compte le présent et leur avenir, niant le statut de martyr que l’on tente parfois de leur attribuer (ce qu’ils finiront  par devenir malgré eux). Ce film m’a énormément marquée par son propos et sa mise en scène, car faisant écho  aux débats dans mon entourage, dans l’espace médiatique et sociétal, mais également aux extraits du texte de Frantz Fanon sur lequel j’ai décidé de vous écrire cette petite réflexion.

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